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Sami Derradji

Réparation du dommage corporel

Avocat au barreau de Bruxelles

Article n°1: Réflexions sur l'indépendance et l’impartialité de l’expert médical

Les victimes de dommages corporels et l’expertise medicale :
Le rôle de l’avocat des victimes face aux différents acteurs

27.10.2021

« Du droit des faibles naît le devoir des forts »  (V. Hugo)

1.  Préambule

La protection des plus démunis a toujours été organisée par les codes, plus ou moins complètement : par exemple, on interprète un contrat contre celui qui tient la plume ; on protège le mineur ; on est plus sévère pour l’homme de l’art, etc.

Or, tout praticien en matière de dommage corporel doit constater que le régime de l'expertise est parfois laissé sans réel garde-fou. Il existe, bien sûr, des garanties organisées par le Code judiciaire mais le législateur a longtemps craint d'aborder certaines questions tout autant fondamentales, dont celle d’une liste d’experts, celle touchant à leur impartialité ou celle relative à leur titre.

Si la loi du 10 avril 2014, modifiée par une loi du 19 avril 2017, a établi un nouveau registre national pour les experts judiciaire, force est de constater dans la pratique que, d’une part, les critères retenus pour y figurer ont bien plus trait à la qualité de formation et aux compétences des experts qu’à la garantie d’impartialité de l’expertise.

Or, si l’on peut concevoir qu’un expert automobile ou un expert immobilier doive répondre à des critères unifiés de formation ou de compétence, la question se pose du choix par le législateur de tels critères lorsqu’il s’agit d’un médecin, dont la formation et la compétence sont censées être d’égale qualité dans tout le pays.

Ce n’est d’ailleurs que rarement que la compétence du médecin expert est remise en cause. Là n’est pas, sauf évidence, la marge de manœuvre de l’avocat.

L’avocat veille au respect des droits de la victime d’être assistée par son médecin-conseil, d’adresser des remarques et avis à l’expert, ou encore de pouvoir porter une réclamation devant le tribunal si un incident survient en cours d’expertise et qui pourrait la léser.

L’avocat pointe également les lacunes d’une expertise qui violerait les droits de son client (un expert qui ne répondrait pas dans son rapport à la note de fait directoire du médecin-conseil de la victime par exemple) ; il n’apprécie pas, pas plus d’ailleurs que le juge, la qualité scientifique du travail du médecin dans son œuvre expertale.

L’avocat a donc pour lui la science juridique, pas la science médicale. Les textes qui garantissent les droits de la victime dans l’expertise existent. De la même manière, la qualité de la formation et la compétence des médecins d’expertise répond déjà à de hautes exigences, ce qui est évidemment profitable pour la victime qui se présente devant celui dont les compétences détermineront in fine grandement le montant de son indemnisation.

Bien plus problématiques dans la pratique sont ces situations encore trop souvent rencontrées et par lesquelles l’on voit un médecin-conseil d’assurance désigné comme expert judiciaire.

Dès lors, l’on peut réellement s’interroger sur la plus-value de la loi de 2014 pour les victimes de dommages corporels quand il ne s’agissait pas de faire des médecins — déjà largement compétents — des « super médecins », mais plutôt des experts indépendants et impartiaux conscients des enjeux pour (l’indemnisation de la) victime de leurs liens avec les assureurs : n’aurait-il pas été utile de fixer, au-delà de critères de qualité déjà présents dans la pratique, de vrais mécanismes de contraintes garantissant des expertises impartiales ?

N’aurait-il pas été plus utile, avant d’inscrire des experts sur le registre, de les interroger par exemple sur leurs liens économiques avec les compagnies d’assurance ? Peut-on en effet garantir à la victime une indubitable impartialité de l’expert quand une suspicion naît du fait d’une relation économique habituelle entre cet expert et la compagnie d’assurance qui se retrouve comme partie dans la cause où l’expert intervient ?


2.  Constat dans les faits

2.1  L’usage impropre du titre d’expert crée un manque de transparence

Le terme « expert » est parfois utilisé abusivement : ainsi, dans les différentes étapes qui précèdent l’indemnisation de ses lésions, la victime est en contact avec plusieurs individus qui se présentent à elle en tant qu’« experts », même s’ils ne sont que simples conseils techniques (en évaluation automobile ou médicale).

Rappelons d'abord le rôle des différents intervenants :

Le médecin conseil de l'assurance, régulièrement chargé par sa mandante d'obtenir une minoration de l'évaluation des lésions et donc de protéger ses intérêts économiques ; ce médecin a une relation privilégiée avec cet organisme d’assurances qui le rémunère, souvent exclusivement ;

Le médecin conseil de la victime, chargé en ce dossier par sa mandante d'obtenir la reconnaissance aussi objective que possible de ses lésions ; consulté par de multiples personnes, ce médecin n’a pas de relation suivie avec un fournisseur de dossier ;

Le tiers-arbitre, injustement appelé de la sorte (il ne s'agit pas d'un arbitrage, particulièrement eu égard aux articles 1676 et suivants du Code judiciaire (dont l'article 1699 qui prévoit que la sentence est définitive, quod non ici) ; l'article 1690 de ce code vise expressément la nécessité d'impartialité ou de l'indépendance des arbitres ; le tiers-arbitre intervient, dans une phase amiable, lorsque les deux médecins conseils ne parviennent pas à s'accorder sur l'étendue des lésions et désignent un troisième médecin pour départager les thèses en présence ;

Le médecin-observateur, représentant une autre assurance que celle en cause dans l’expertise mais assistant aux travaux afin d’éviter une deuxième expertise et de nouveaux examens ;

Les sapiteurs (ou médecins spécialistes), sont choisis par l’expert judiciaire ou les médecins-conseils pour éclairer certains domaines de la médecine ; il conviendrait qu’eux aussi soient indépendants des assurances ;

L'expert judiciaire, désigné par le juge, chargé de l'éclairer techniquement.

2.1.a  Les médecins légistes

L’usage abusif de la terminologie d’«expert » concerne d’abord des médecins légistes du Parquet qui interviennent en qualité de conseils techniques du Parquet et ne sont donc pas des experts judiciaires désignés par le Juge.

A la différence de l’expert désigné par le Juge et qui se doit de rester impartial à l’égard de toutes les parties, les conseillers techniques œuvrent dans l’intérêt de la partie pour laquelle ils interviennent, donc en l’occurrence pour le Procureur du Roi qui est une partie au même titre que la partie civile dans un procès pénal.

Si les intérêts du Parquet et de la partie civile convergent sur le plan de la responsabilité de l’auteur, l’évaluation des lésions de la victime en vue de son indemnisation ne peut être portée avec la même qualité et la même opiniâtreté dans le cadre d’un avis technique du médecin légiste que dans celui d’une procédure d’expertise judiciaire.

Dans le premier cas, le médecin légiste rend des conclusions sommaires, souvent rendues suite à un seul examen médical de la victime. Dans le second cas, l’expert se voit confié une mission précise et étoffée par le magistrat ; il rend des conclusions motivées et qui ont fait l’objet d’un débat médical contradictoire ; la victime est reçue et examinée trois, quatre, cinq fois ; de plus, elle est défendue par son médecin-conseil qui l’assiste à chaque séance d’expertise et tente d’obtenir pour elle la meilleure valorisation médicale de ses lésions (taux d’incapacité).

2.1.b  Les médecins conseils

Certains médecins conseils utilisent fréquemment le titre d’« expert » : le rôle des intervenants peut devenir flou pour des personnes peu familières au droit de la réparation du dommage corporel : pour qui interviennent ces médecins ? Quelle est leur autorité dans la reconnaissance des lésions subies par la personne préjudiciée ?

Le manque de transparence est même le cas échéant amplifiée par l’attitude des médecins en présence : sont inacceptables les confusions que font naître les prétendues « convocations » à des examens par de prétendus « médecins experts », en réalité simples médecins conseils de l’assureur devant lesquels les victimes n’ont aucune obligation de se présenter en droit commun (à l’inverse de la procédure en cas d’accident du travail, où la victime est tenue de répondre aux convocations). Il s’agit là d’une sorte d’intimidation intolérable, suggérant une prétendue relation d’autorité entre ce médecin et la victime, qui n’a pas lieu d’être.

Les victimes restent peu informées de leurs droits, et ne savent pas toujours qu'elles ont le droit à se faire assister d'un médecin conseil (dont les frais et honoraires sont le cas échéant supportés par l'assureur en protection juridique, mais dans les principes à charge du tiers responsable en vertu de l'article 1382 du Code judiciaire et de l'article 6 de la C.E.D.H).

2.2  La dépendance économique des médecins d’assurances

S'agissant d'éclairer le Pouvoir Judiciaire, l'expert du tribunal doit respecter divers aspects afin que son rôle soit bien celui d'un conseiller technique, sans considérations personnelles et sans rechercher ses propres avantages ; il devra, ainsi, et notamment, respecter les principes généraux du droit dont celui du respect du débat contradictoire, de son impartialité et de son indépendance.

Pourtant, il arrive trop fréquemment que les médecins-conseils d'assurances soient désignés comme experts judiciaires.

Or, ces médecins-conseils développent la majeure – sinon exclusive – partie de leur activité économique avec ces sociétés d'assurances. Ils doivent d'ailleurs satisfaire aux courbes d’analyses, statistiques et recommandations de ces sociétés s'ils veulent continuer à recevoir des dossiers. En outre, la tarification de leurs prestations et le remboursement de leurs frais sont barémisés par ces sociétés. Ils font l’objet de rapports réguliers. Parfois, ils consultent dans les locaux des assurances.

Pour certains de ces médecins - qui ne prestent que pour un, voire deux, assureurs - se pose d'ailleurs la question de leur statut en droit social : sont-ils indépendants ou employés ?

L'indépendance économique de ces médecins n'est donc pas réelle ; ils sont économiquement subsidiarisés à leurs mandantes habituelles :
« Dès lors qu'il (l'expert) doit rester neutre par rapport aux parties, il ne peut être lié avec l'une d'elles par un lien  professionnel, familial ou autre. Les codes des associations professionnelles d'experts insistent également sur ce point »

Voir des médecins d'assurances accepter d'intervenir comme expert judiciaire heurte la conscience morale dès lors que la réalité économique aboutit à devoir considérer que ces médecins sont à la fois juge et partie.

Des assurances en protection juridique (dont on sait que leur capital est constitué des sociétés d'assurances débitrices d’indemnités) en arrivent aussi à recommander tel médecin à la victime, s'abstenant de lui préciser qu'il s'agit du médecin habituel de telle compagnie.....en sorte qu'entre médecins du même monde, la victime n'est pas respectée.

De même, ces assurances soumettent à la signature de leurs assurés des propositions d'indemnisations calculées sur base des rapports médicaux du ... médecin de l'assurance adverse et ce, sans en avertir le citoyen.

Ces comportements heurtent le sens éthique en ce qu'ils violent les principes généraux du droit mais aussi certaines dispositions de nos lois.


3.  Le rôle de l’avocat

On l’a dit, l’expert est tenu, comme le juge d’ailleurs, à une exigence d'impartialité et d'indépendance.

Quel est le rôle de l’avocat face au manque d’indépendance ou d’impartialité de l’expert ?

3.1  Les sources juridiques

Celui-ci peut soit demander à l’expert de se mettre lui-même « hors jeu », soit au tribunal de le remplacer/récuser :

En effet, le Code judiciaire édicte d’abord pour l’expert l’obligation de se déporter s’il sait une « cause de récusation en sa personne ». L’avocat pourra donc dans un premier temps inviter l’expert à se déporter volontairement.

D’autre part, l'article 1690 du même code permet la récusation en cas de "doutes" sur l'impartialité ou l'indépendance: la loi ne réclame donc pas de certitude ou de preuve quelconque: le seul "doute", pourvu qu’il soit sérieux ("légitime" dit le texte) permet cette récusation.

Ensuite, l’article 156 de la loi de 2014 sur les assurances terrestres prévoit l’hypothèse du conflit d’intérêt: le législateur a voulu une protection réelle des consommateurs en visant que soit impossible une défense par une société en protection juridique qui serait en conflit avec …la partie adverse (débitrice des indemnités), pourtant membre de son capital social.

L’article 6.1 de la C.E.D.H. garantit quant à lui l’égalité des armes dans le cadre du droit à un procès équitable :

« Tout comme l’indépendance, l’impartialité est liée au droit à un procès équitable. Consacré par l’article 6 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales, le principe d’impartialité constitue un principe général du droit » (Cass., 9 janvier 2002, RG P.00.0855.S, juridat).

3.2  Les causes de récusation de l’expert

Les causes de récusation de l’expert sont :

1.  la suspicion légitime (art. 828, 1° du Code judiciaire) ;

2.  l'expert créancier d'une partie (art. 828, 5°) ;

3.  l'expert a déjà eu connaissance de la cause (art. 828, 9°) ;

4.  l'inimitié capitale avec une des parties (art. 828, 12°) ;

5.  le remplacement d'expert s’il ne remplit pas correctement sa mission (art. 979§1).


4.  Conclusion

Si les magistrats sont censés être indépendants (et que le système s’est organisé pour qu’ils le soient), il faut que les acteurs dans un litige le soient également.

Il est anormal que le citoyen soit garanti d’avoir un juge indépendant mais qu’il ne le soit pas d’avoir un expert non lié au monde économique… face auquel, précisément, le justiciable est confronté !

En attendant de voir le législateur prendre le problème à bras le corps, sans doute l’avocat ne doit-il pas hésiter, à chaque fois que les circonstances l’appellent, à demander la récusation d’un expert qui manque à son devoir d’indépendance et d’impartialité.

Ce même avocat, quand il passe la toge pour défendre des victimes de dommages corporels, doit pouvoir induire systématiquement les magistrats, sur base de leur droit à surveiller les expertises et de leur impartialité, à faire œuvre de vigilance en rédigeant dans la mission qu’ils confient à un expert une demande libellée comme suit : « que l’expert désigné, avant l’acceptation de sa mission, écrira au Tribunal et aux parties s’il preste, ou non, pour une ou des sociétés d’assurances et, dans l’affirmative, lesquelles ; »

Ainsi, à tout le moins, les parties seront-elles informées de la place de chacun dans le débat judiciaire et pourront, au besoin, réagir judiciairement en connaissance de cause.